A l’écoute des personnes en deuil, la question de leur rapport au temps nous interpelle : elles s’inscrivent dans une temporalité souvent disloquée dans les premières semaines, les premiers mois après la mort d’un proche. Ce tiraillement entre le passé (recherché), le présent (douloureux), le futur (redouté) peut venir expliquer l’état d’épuisement physique et psychique qu’expriment les endeuillés.
Le deuil, une rupture temporelle où le futur est d’abord rejeté
L’annonce du décès fait irruption dans le présent, le frappe en lui imposant une scission « avant » / « après ». Cette rupture est extérieure, subie, hors du contrôle de l’endeuillé. Les personnes sont alors «comme figées dans le présent », qui se veut « écrasant ». Il apparaît très difficile dans les premiers mois qui suivent le décès de se projeter dans le futur.
Les démarches administratives attenantes au décès sont parfois aidantes pour occuper le temps, mais souvent vécues comme brutales, car elles arrivent « trop tôt ». Au-delà de l’aspect matériel, qui vient en opposition avec le vécu émotionnel majeur qu’est le processus de deuil, c’est la violence d’une poussée trop brutale dans un futur redouté à laquelle il faut faire face. Aussi, les interrogations concrètes que le décès impose, telles que la nécessité de déménager, de trouver un emploi, la gestion et l’éducation désormais seul.e d’un/des enfants – sont d’importantes décisions à prendre qui ne peuvent peu ou prou être retardées.
C’est aussi cette poussée brutale dans l’avenir que les endeuillé.es entendent dans le maladroit « il faut avancer » de l’entourage. Ils refusent alors de « devoir se projeter dans un avenir qui ne convient pas », car imposé. Oui, il est normal d’être encore dans la tristesse six mois, un an après un décès. Il n’y a pas de durée définie, « normale », de deuil.
Enfin, l’expression « plus jamais » (« plus jamais je ne pourrais être apaisé.e », « plus jamais je ne pourrais aimer quelqu’un comme elle/lui ») peuplent régulièrement le discours des personnes en deuil en début de processus. Cette expression montre bien que dans les premières semaines, voire les premiers mois, l’avenir est inaccessible. La projection dans le futur est fermée, impensable, tant le présent est maltraité par le passé.
Construire de nouveaux repères, pour apprivoiser l’avenir, demande du temps
Le deuil impose une question identitaire fondamentale : comment construire de nouveaux repères, trouver de nouvelles ressources pour continuer à vivre, quand ceux, investis, construits, aimés, pendant parfois de longues années, viennent d’être bouleversés, amputés ?
De cette interrogation peut se développer un sentiment d’être déloyal envers le défunt à continuer à vivre sans lui/elle. La douleur, comme la colère ou la culpabilité, lie et relie au défunt. Ces émotions peuvent être des manières de ne pas le/la « laisser partir », ne pas s’autoriser à vivre sans. Elles maintiennent l’endeuillé dans le passé, dans la relation entretenue avec le défunt, lui restant ainsi fidèle. On entend souvent de la part des endeuillées l’absence d’« envie d’avancer sans elle/lui », « la peur de vivre autre chose », ou encore « l’impression de le/la trahir » en vivant des moments agréables, s’apparentant au syndrome du survivant.
Par ailleurs, le deuil des projets communs est un autre pan du processus de deuil, incontournable, à prendre en compte. Au-delà du décès de la personne, c’est aussi les projets construits avec elle qui disparaissent. Prendre le temps de revenir sur ces projets (d’enfants, d’achat immobilier, de plan de retraite, de voyages, etc..) est aussi aidant dans l’accompagnement de deuil.
A fortiori, nous percevons que le processus de deuil est à l’œuvre quand les personnes en deuil recommencent à avoir des projets, même minimes. Ils témoignent que la projection dans l’avenir est à nouveau envisageable, que la vie peut poursuivre son cours, que le temps n’est plus « figé ».
En témoigne cette mère, en deuil de son fils de 23 ans décédé il y a un an. Bien qu’en pleurs à la simple évocation de celui-ci, elle peut désormais réfléchir à ce que pourrait devenir sa chambre, comment transformer cet espace. La douleur est toujours présente, mais son dynamisme, cette possibilité de se projeter dans un avenir différent qu’imaginé jusqu’alors, révèle que le processus de deuil est à l’œuvre et la cicatrisation se fait, peu à peu.
Enfin, cette projection dans un futur un tant soit peu apaisant, serein, ne semble possible qu’après un temps de revisite du passé. Par un travail de relecture de la relation entretenue avec le défunt, l’endeuillé va pouvoir progressivement l’intérioriser, et ainsi pouvoir “porter” en lui le défunt, dans le présent et dans l’avenir.
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